Des cris stridents rompirent le silence de la nuit ténébreuse. Des bruits de pas foulaient le sol boueux et glissant. Certains arrivaient à s’échapper. Quelques-uns seulement. Ils se cachaient et tentaient de voir comment aider, comment libérer les autres. La peur les paralysait. Finalement, ils partirent, le cœur gros. Non pas par lâcheté, mais avec le désir de prévenir les autres. Leur décrire l’horreur. Pleurer avec eux et prendre courage. Et peut-être se préparer à se battre. Se défendre.
Ils ne savaient pas qu’un traitre se camouflait dans le village. Leur sort était déjà jeté. Ils n’avaient pas fermé l’œil que l’ennemi les avait envahis. Hommes, femmes, enfants. Tués, enlevés, brutalisés. Le judas ? Pendu à un arbre. Un petit sac de pièces à ses pieds. Maudit soit-il. Maudit soit son âme. Maudite soit sa mémoire. Vendre son honneur, vendre sa famille et ses amis. Quel acte odieux. Sa mère, honteuse, s’accrochait à ses jambes sans vie. Hurlant de douleur. Elle n’a pas pu mettre au monde un être aussi méprisable. Qu’a-t ’elle fait pour mériter cela ? Elle refusa de le laisser. Il fallait partir. Mais pas elle. Pas sans son fils unique. Son cadavre dégoutant. Le malheureux fruit de ses entrailles. Un traitre. Un damné. D’un coup sec, un couteau traversa sa poitrine. Le sang gicla. Elle racla, appuya sa tête contre les jambes immobiles et trépassa à ses pieds.
La centenaire se cachait dans un bosquet. Elle a tout vu. Des larmes roulaient sur ses joues. Elle demeura silencieuse. Comptant les morts. Voyant des visages familiers disparaitre. Elle assista à l’horreur, stoïquement. Ses lèvres murmuraient de longues litanies incompréhensibles. La douleur flottait dans ses yeux grands ouverts. Elle voulait tout voir. Tout mémoriser. Enregistrer ces scènes qu’elle devrait raconter. A qui ? Aux survivants. Aux fugitifs. Aux bébés. A tous ceux qui voudraient bien l’entendre. A tous ceux qui voudraient apprendre. Elle passa la nuit, cachée. Immobile. Jusqu’à ce qu’ils partirent après s’être assurés que les morts l’étaient bien et que les vivants étaient bien enchainés. S’ils l’avaient vu, sa mort n’aurait pas été un doute. Elle attendit longtemps. Les mouches avaient commencé à festoyer quand elle se décida à les suivre. Lentement, sans bruit. Quand elle arriva sur la berge. Ils étaient déjà loin. Elle entendit les cris de douleur et vit les larmes des captifs grossir la mer.
Fatiguée, elle se laissa tomber lourdement sur le sable. Le soleil calcinait sa peau d’ébène fripée. Un immense chagrin agitait son cœur. Ses mains calleuses caressaient tour à tour une main coupée, une jambe arrachée, une tête tranchée. Le sang se mêlait aux vagues impétueuses. Le sang des martyrs, les larmes des séquestrés. La mer s’agita encore plus. La terre trembla. Le ciel s’assombrit. Un animal sauvage hurla au loin. Comme pour exprimer sa peine. Un rire guttural s’échappa de ses lèvres sèches. Un rire dément. La vieille sauta sur ses maigres jambes et dansa au rythme de son cœur. Ses mouvements rapides et agiles étaient surréalistes. Elle se jeta sur les morceaux de chair et en mangea. Plus, elle en avalait, plus elle en voulait. La chair infecte dégageait une odeur fétide dont elle s’enivrait. Se mettant à genoux, elle lécha le sang. Elle s’emparait de leur force. Elle devait vivre. Longtemps. Très longtemps. Elle attendrait leur retour. Dans combien de temps ? Un siècle ? Deux ? Elle s’en foutait. Quand ses petits-fils reviendront, sans chaine, libres, heureux et fiers, elle sera là.