Badou labourait le sol avec vigueur. Il fallait faire vite ! Avant que quelqu’un n’arrive. Qui que ce soit. Un ami pourrait être puni s’il savait. Un traître pourrait les dénoncer. Personne ne devait être au courant. En fait, personne d’autre. Pour l’instant. Il regarda Awa, brave, reprenant son souffle et rassemblant ses forces. La terre crottait ses cheveux. La sueur, coulant sur son front, glissait vers sa lourde poitrine dénudée. La fierté envahit son âme à chaque fois qu’il la regarde. De tous les hommes de la plantation. Elle l’avait choisi, lui. Pas beau. Gringalet. Chauve. Édenté. Eclopé. Il n’avait jamais compris. Il n’aurait jamais osé… Lui parler. Sa stature de déesse le fascinait. Les fascinait tous. Hommes et femmes. Gracieuse, altière, d’une douceur infinie, on racontait qu’elle était la fille ainée du Roi Jelani. Chef le plus admiré et respecté de la plus riche région du continent lointain.
Reprenant ses esprits, elle le regardait remuer la boue écarlate. La tristesse emplit son âme, mais elle se reprit rapidement. Il fallait continuer de lutter. Pour eux. Leurs enfants. Les générations futures. Plus de fouets. Plus de chaînes. Plus de mauvais traitements. Il s’appuyait sur sa bonne jambe pour aller plus rapidement. Elle sourit dans son cœur. Elle l’avait choisi lui. Pas un autre. Quelque chose en lui. Quelque chose qu’elle ne saurait définir. Une aura qu’elle ne saurait décrire et qui la fascinait. Il l’avait troublée dès le premier jour. Ses yeux l’hypnotisaient. Tout le temps. Elle perdait toute contenance, quand elle sentait son regard poser sur elle. Oh ! Ce feu. Ce feu dévorant dans son regard. Il ne s’exprimait pas beaucoup. Seulement quand il le fallait. Taciturne. Personne ne saurait mieux diriger la révolution. Il s’assit lourdement auprès d’elle, l’aida à rajuster ses habits et la serra dans ses bras. Il fallait retourner à la case. Avant que quelqu’un ne se rende compte de leur absence prolongé. Ils se glissèrent lentement hors de l’abri et, rasant les clôtures, atteignirent leurs nattes. Awa ferma les yeux et s’endormit rapidement. Elle devait reprendre des forces pour effectuer les travaux, expliquer ce qui s’était passé la veille, mentir si nécessaire et finalement subir les nombreux coups de fouets pour avoir fait perdre non un, mais deux biens au maître. Badou demeura éveillé toute la nuit. Il souffrait pour elle. Ils savaient tous deux à quoi ils s’exposaient. Mais ils avaient décidé de se battre.
La nuit. Trop sombre. La Boue. Trop collante. Les collines. Trop glissantes. Il avait plu, toute la journée. La forêt ? Trop dense. La douleur ? Intenable. Les épines et les lianes cinglaient sa peau. Essoufflée. Chagrinée. Nébi voulait s’arrêter un peu pour souffler. Se reposer. Dormir. Elle n’en pouvait plus. Mais à chaque fois, la voix de sa mère résonnait. Elle ne voulait la décevoir. Il fallait continuer d’avancer pour échapper à l’horreur. Prenant son courage à deux mains, elle tenta d’accélérer les pas. Il fallait passer le cours d’eau, tourner à droite, puis à gauche et continuer de marcher…. Son précieux fardeau dans les bras, ses jeunes jambes endolories continuèrent d’avancer.
Chaque coup de fouet déchiquetait son dos. Tôt le matin, ils avaient remarqué l’absence de sa bosse arrondie. Ils avaient compris. Ils étaient en colère. Ils cherchèrent la petite de dix-ans et ne la trouvèrent point. Ils s’acharnèrent donc sur elle. Pas un son ne s’échappa de sa gorge. Les yeux hagards, les lèvres tremblantes, elle soutenait le regard de Badou. Il pleurait silencieusement, les poings serrés. Lorsque son corps s’affaissa, ils l’abandonnèrent sous le soleil chaud, interdisant aux autres de lui venir en aide. Elle avait tué. Ils comptaient sur Nébi et l’autre petit pour augmenter leurs effectifs. Elle leur avait ôté la vie pour les affranchir de leur joug. Elle devait être puni. A la nuit tombée, Badou put enfin s’approcher d’elle pour soigner ses blessures que les mouches avides avaient envahies durant la journée. Elle respirait faiblement, mais pu grimacer un sourire de victoire. Ils n’étaient pas partis à leur poursuite, les croyant morts. Ses enfants étaient libres. Son fils ne connaitrait pas les chaînes. Il reviendrait peut-être un jour pour libérer les siens.
Le nouveau-né suçotait le morceau de canne-à-sucre avec avidité, sous le regard attentif de sa sœur. Elle n’avait rien de mieux à lui offrir. Docilement, il se laissait nourrir. Il ne savait pas qu’il avait été épargné. Bien à son aise, il jouissait de son premier repas. Le lait maternel, il n’en connaitrait point le goût. A peine sorti des entrailles de sa mère, il avait été confié aux bons soins de son ainée. Nébi avait refusé de partir. La peur l’avait paralysé. Sa mère lui avait alors crié : Emmène-le, cours vers les montagnes et soyez libres…