Le sang de Banta…

Le regard dans le vide, le front ridé par des vallées d’inquiétude, les lèvres grimaçant de contrariété, Ies pieds plongés dans l’étendue bleue, la jeune fille souhaite profiter du calme de la nature pour décompresser. Mais, son esprit ne la laisse pas s’évader. Á chaque seconde, les images et les bruits du naufrage s’entrechoquent dans sa tête lui laissant de terribles maux de tête. Elle ne sait pas jusqu’à quand elle résistera à la pression. Prendre le temps de réfléchir ne peut être que temporaire et ne fait que repousser le moment fatidique. Moment où elle devra faire face à la réalité. Á ses responsabilités. Le temps presse.

Le bruit métallique des chaînes contre les galets du rivage la tire de ses rêveries. Mais, elle ne se retourne pas. Elle ne veut pas se disputer encore avec lui. C’est trop fatigant. Il a toujours raison et dans ce cas précis, elle ne peut le contredire. Du fond de son cœur, elle souhaite que la folie s’empare de son esprit, lentement, mais sûrement.  Afin d’oublier. Mais, au même instant, elle sent la large main râpeuse sur son épaule. L’odeur immonde propre à l’homme est insupportable. Il le sait. Il est maintenant habitué aux regards horrifiés et aux visages nauséeux d’Isadora. Et, il s’en fout.

Il s’assied à côté d’elle, sans rien dire, en regardant les vagues houleuses s’écraser sur le rivage. Rien n’a changé. D’un rictus amer, il se rappelle que ces mêmes vagues avaient causé le terrible naufrage qui avait coûté la vie à la plupart d’entre eux. Sauf un seul. Celui qui avait promis allégeance totale au maître si ce dernier lui sauvait la vie. Libéré de la cale du bateau, il avait abandonné ses frères de misère et ses parents à leur sort. Cela fait très longtemps, mais Abbou n’a pas oublié. Á cause de lui, ils errent encore sur la plage où le bateau s’était fracassé.  Ils se sont tous noyés. Hommes. Femmes. Enfants. Les siens. Il n’a rien fait et les a délaissés lâchement. Ce maudit Banta.

Des années plus tard, il a fait un enfant à la fille du maître qui, enragé, l’avait fait pendre. Mais cela n’arrangea rien. Ils ont continué à soupirer et espérer la délivrance. Il faut que le sang de la famille coule pour briser le sort. Il aurait fallu qu’un membre de sa famille le tue pour libérer les âmes des naufragés. Mais, voilà, il était mort et plus le temps passe, plus les chances que tous ses descendants meurent augmentent, anéantissant tout espoir pour les âmes perdues. Abbou, bien que peu fier de la lâcheté de son fils, regarde fixement Isadora. Son arrière-arrière-arrière-petite-fille. Celle dont il avait hanté le sommeil jusqu’à ce qu’elle vienne à lui sur le rivage. Le visage déterminé, le front haut, des lèvres en fleur, elle est le portrait craché de Sanka. La mère de Banta ; la femme qu’il a regardée se noyer à côté de lui sans pouvoir rien faire.

Isadora se tourne enfin vers lui. Elle avait oublié la puanteur qui émane de lui. Elle lui sourit. En écoutant l’histoire de sa famille, elle avait compris que son père Henri est de la même trempe que Banta. Un égoïste impénitent qui ne reculait devant rien pour réussir. Elle avait donc depuis de nombreuses années coupé contact avec lui. Surtout qu’il était responsable de la mort de sa mère. Il l’avait poussée du haut du balcon et avait déclaré que c’était un accident. Cherchant le regard d’Abbou, elle dit : « Je suis prête, je vais vous libérer ». Abbou la serre dans ses bras et Sanka s’avance pour la remercier. Une clameur s’élève des eaux profondes : l’heure tant espérée est finalement arrivée.

Une semaine plus tard, le 20 janvier, Isadora entre dans le bureau de son père et le poignarde en plein cœur. Plusieurs fois. Quand il s’effondra et que la mort enveloppa ses traits, elle prit un peu de son sang, retourna au rivage et l’amena à Sanka et Abbou. Ils en burent et au même moment, des centaines d’âmes joyeuses s’élevèrent vers les cieux. Il aura fallu 250 ans pour qu’il soient libérés par la descendante du lâche. Celui qui devait mourir avec eux mais avait fui.

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